Le paon et ses promesses...

Wolf Starke Dimanche 20 Décembre 2020-10:49:56 Chronique et Analyse
Le paon et ses promesses...
Le paon et ses promesses...

Résidant de nombreuses années dans la ville impériale sur la côte atlantique marocaine, notre tribu eut la visite privilégiée d’un caméléon sociable du mûrier de notre jardin. Point timide, il suggérait un bien-être en harmonie avec ses couleurs chatoyantes. Une petite créature drôle, hideuse à la fois, aux yeux protubérants, un oeil regardant le ciel l’autre la terre, tel un extraterrestre d’une galaxie lointaine et un cauchemar pour tous ces petits ravageurs ennuyeux, rampants et volants, fardeau de notre espèce humaine. Partout où le petit visiteur regardait, le mystère nous hantait! L’élégance du camouflage, de changer à tout moment de couleurs au gré de ses états d’âme, ses émotions, font partie de ses talents artistiques… tout un art pour brouiller les pistes… un être capable de réagir de manière étonnante et individuelle à son environnement respectif, pour ne pas dire manipuler ses prédateurs et proies… “Qui n’admirerait ce caméléon que nous sommes?” Cette phrase apparaît dans “Discours de la dignité de l’homme” rédigé en 1486 par le jeune noble florentin Jean Pic De La Mirandole en introduction de son grand-oeuvre… 900 Conclusions dans lesquelles il faisait dialoguer ensemble tous les savoirs de son temps, de la philosophie des Grecs à la théologie scolastique en passant par la science des Arabes. Un véritable manifeste de l’humanisme.

Si l’homme est un “admirable caméléon”, c’est parce qu’il lui revient de choisir sa propre nature, ouvert à une infinité de possibles : “Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur”... L’homme peut donc choisir de s’élever ou de déchoir. Je dirais que nous sommes invités à utiliser notre savoir pour extrapoler les sources de nos valeurs humaines. Un vieux rêve prométhéen! Allusion pourrait être faite au transhumanisme, ce courant de pensée contemporain qui “s’appuie sur les avancées de l’intelligence artificielle et de la biologie pour promettre l’abolition de la vieillesse, des maladies et de la mort et l’apparition d’une nouvelle humanité… une coquille vide” selon les chercheurs émérites Danièle Tritsch et Jean Mariani, dans “Ça va pas la tête… l’imposture de l’humanité”... Notion du transhumanisme: Un homme devenu hybride avec la machine dont la vie serait rallongée et les capacités décuplées... Ce mouvement utopiste, post-humain issu de Silicon Valley, annonciateur de l‘homme-dieu, donne a priori l’impression erronée d’un humanisme bienveillant à l’instar de l’esprit noble de notre Jean Pic de la Mirandole..., une chimère pour rester dans l’esprit caméléonesque… ou rien qu’une pompe à fric? Où resteront nos valeurs, nos capacités émotionnelles, nos rêves et autres sensibilités? Quel monde froid sans dignité en perspective... L’hubris des bâtisseurs orgueilleux de la tour de Babel, ce panthéon mésopotamien, ressurgit avec ses défis trompeurs d’une immortalité pour ainsi dire de pouvoirs divins... posés sur des pieds d’argile à l’image des phares d’Alexandrie et de Rhodes d’autrefois… Pourquoi porter notre regard si loin alors que la vision du paradis est si proche! Une autre créature mystique se profile à l’horizon... celle-ci participait à la “Conférence des oiseaux”, de Farid Al-Din Attar, poète iranien du XIVe s., et se vantait forcément d’être l’oiseau du paradis... vous l’avez deviné, je parle du majestueux paon!! Créature hypnotique, ce volatile est synonyme d’élégance, d’excellence et de raffinement. Il nous permet d’observer le monde sous l’œil de la beauté et de l’esprit ouvert. C’est pour leur lien avec le sacré que les plumes de paon servent aux rituels les plus élaborés, notamment dans les traditions de l’Égypte antique, sous forme d’éventails, les flabella ou nékhekh, attributs du Pharaon... Le dessin d’un paon (symbole de résurrection, d’immortalité), gravé sur la roche par des croyants de passage datant des missions chrétiennes (VIeVIIIe siècles), a été découvert dans les wadis sud de la montagne thébaine, celui dit “des pèlerins d’Espagne” [G. Lecuyot, IFAO]. Dans la mythologie grecque, la déesse Hera, épouse de Zeus, donne au paon sa queue en hommage à son serviteur Argos au pouvoir de cent yeux. Pour Darwin, le paon contredit tout simplement sa théorie de l’évolution. Il est inexplicable que les attributs de cet oiseau si bruyant, courant si maladroitement et volant si mal, n’ait évolué au cours de la progression des espèces... De nature solitaire, paré d’un collier perlé (Iran sassanide), le paon conserve ses secrets et fait de sa beauté sa plus belle protection.

Royal et hédoniste, auquel j’ajouterai Don Juan affirmé, à la qualité de tout prendre à la légère… Le paon faisant la roue à l’instar du soleil, est récurrent de l’iconographie islamique; l’Égypte et la Syrie du XIIe-XIIIe siècle nous en ont livré plusieurs exemples peints. Cet art déjà d’usage à l’époque Almoravide en Espagne, les chefsd’œuvre sortis des ateliers islamiques de tissage et de céramique enchantent aussi les hauts personnages espagnols chrétiens. Depuis le Xe siècle en AlAndalus, la production de textile et de soie de grande qualité est liée à la cour. À l’époque du Califat de Cordoue, tissus et broderies sont réalisés dans l’atelier royal (tirâz). La représentation du paon s’étend jusque dans les sculptures de stuc ornant cloîtres et monastères chrétiens... Cette créature énigmatique est unique dans sa sublimité, remplie d’orgueil... De ses yeux d’Argus chatoyants, elle nous invite à un dialogue contemplatif. Elle se voit aussi dans le rôle de l’archange déchu Lucifer - porteur de lumières, l’étoile du matin -. Le paon assurément a choisi sa propre voie, l’Arche de Noé n’étant pas sa tasse de thé pour affirmer son statut unique ou, selon Darwin, il sort du cadre habituel de la Genèse! S’enfermant dans son apparence dotée de son “troisième œil” magique, il nous captive d’une façon déroutante … Replongeons à présent dans les cultures colorées de Mare Nostrum, depuis l’Al Andalus vers la Sicile, autre carrefour de la Méditerranée également sous forte influence musulmane. Située au cœur de la Méditerranée, la Sicile a été convoitée et colonisée depuis la plus lointaine Antiquité. Phéniciens, Grecs, Carthaginois, Romains, Byzantins et Arabes s’y sont succédé, y laissant d’impressionnants vestiges. Sortis de nulle part, les Normands accostent en Italie du Sud... l’hégémonie de la Méditerranée bousculée! “Des guerriers scandinaves conquièrent l’ouest de la France à la pointe de l’épée, puis en repartent pour se tailler un royaume méditerranéen.

Ces hommes du Nord vivent comme des princes d’Orient. Leurs palais s’agrémentent de jardins où l’eau abonde, où croît une végétation luxuriante. Grands bâtisseurs, ils couvrirent la Sicile de bâtiments religieux et profanes où les splendeurs de l’art byzantin se mêlent à celle de l’art arabe.” [La civilisation normande de Sicile, Christian Marquant, Centre international d’histoire religieuse (CIHR)]... Au début du XIe siècle, après bien des péripéties, Roger de Hauteville, dit le Grand Comte, enlève la Sicile aux Arabes entre 1061 et 1091. Il administre un vaste empire maritime depuis Palerme, capitale de la Sicile musulmane depuis 831. Son fils Roger II, plus tard premier roi de Sicile, lui succède en 1101. Bons chefs militaires, les Normands mettent en place un système politique original grâce à la connivence interculturelle et interreligieuse régnante. A Palerme, une administration trilingue (latin, grec et arabe) cosmopolite s’impose. Les croyants chrétiens et musulmans cohabitent en bonne symbiose, sous l’égide de Roger II -alias “sultan Rujari”-, souverain protecteur d’érudits et d’artistes de toutes confessions, ayant la cour la plus brillante de l’Europe médiévale et Palerme, la capitale, la plus éblouissante cité... Il instaure une tolérance religieuse qui permettra un véritable métissage culturel. La coexistence qui règne ainsi entre les différentes cultures fait de cette île un lieu d’effervescence, de commerce international au sein d’une Méditerranée jusque-là déchirée par des conflits de pouvoir et de religion. Pour gouverner son nouveau royaume, sans préjugés aucuns, libres de motifs ethniques ou religieux, le Roi Roger II s’entoure d’intellectuels et d’érudits. Georges d’Antioche, membre le plus puissant de la cour palermitaine, assume la fonction-clé d’“émirs des émirs” -premier ministre - et amiral... Le Prince musulman Al-Idrisi, médecin, botaniste et pharmacologue rédige, à la demande du Roi, son célèbre traité de géographie universelle dans lequel il démontrera que la terre est ronde (sic). Le vaste Palais des Normands, aujourd’hui siège de l’Assemblée Régionale Sicilienne, témoigne encore de son histoire mouvementée. Tout d’abord forteresse romaine puis qasr sous la domination arabe, le palais subit une refonte en profondeur et s’agrandit, en son cœur, de la Chapelle Palatine, à l’initiative de Roger II en mémoire de l’apôtre Pierre. Ce chef-d’œuvre compte parmi les merveilles du Monde. Une synthèse des plus brillantes civilisations méditerranéennes. Selon Maupassant, elle est “le bijou religieux rêvé par la pensée humaine… Tout le bas des murs, blanc et orné seulement de petits dessins, de fines broderies de pierre… ainsi deux paons qui, croisant leurs becs, portent une croix [...]”. Une richesse iconographique formant un bel ensemble des productions byzantines, arabes et normandes. La Salle de Roger quant à elle est couverte de mosaïques sur l’ensemble de ses voûtes et de sa partie haute.

L’or y est omniprésent, faisant ressortir des motifs plus ou moins figuratifs, ornements de végétaux, d’animaux, comme lions, paons, cerfs, léopards entre autres... “...Pour ce qui est de l’architecture, nous avons vu un spectacle impossible à décrire et qui est certainement le plus merveilleux du monde. Les murs intérieurs tout couverts d’or avec des plaques de marbre de différentes couleurs n’ont pas leurs pareils. Les murs sont recouverts de mosaïques dorées, couronnées de dessins en forme d’arbres verts…” Relations de voyages d’Ibn Jubayr, valencien, fonctionnaire de cour, intellectuel et écrivain arabe d’Al-Andalus (1183-1185) de passage sur les côtes siciliennes... Le jour de la Nativité de l’an 1130 Roger II se couronne premier roi de Sicile, des Pouilles et de Calabre avec la bénédiction de l’antipape Anaclet II. Cet événement se fête parmi toutes les communautés... de bon augure et dans l’esprit ouvert du paon… Un momentum lumineux et fraternel, rarissime dans l’histoire… Aucune puissance ne peut détruire l’Esprit d’un peuple soit du dehors, soit du dedans s’il n’est déjà lui-même sans vie, s’il n’a déjà dépéri. La raison dans l’histoire, Georg W.F. Hegel..

 

 

* (Cet article porte l’opinion de son auteur)

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